Critique du livre « La chèvre et le chou : débat entre un artisan fermier et un militant végane »

Le livre « La chèvre et le chou : débat entre un artisan fermier et un militant végane » a été publié en 2022 par Écosociété, une maison d’édition qui a pour mandat « d’informer le public sur les grands enjeux écologiques et leurs liens intrinsèques avec les enjeux économiques, sociaux et politiques », et qui vise à « alimenter la réflexion et les débats au sein de l’espace public ».

Le livre se veut un « débat » épistolaire, c’est-à-dire que deux personnes se répondent à tour de rôle dans une courte lettre qui sert de mini-essai, en passant à travers trois grands thèmes : éthique, santé et environnement. Le tout est suivi d’une postface, écrite par une 3e personne, qui tente de tirer certaines conclusions, ou grandes observations, sur ce débat.

J’ai eu envie de lire ce livre car je suis moi-même végane, principalement pour des raisons éthiques, mais également environnementales, et donc je suis toujours intéressé de voir ce qui se dit, et se publie, sur le sujet.

 

Les auteurs

Dominic Lamontagne (« F » dans le texte qui suit) exploite une petite ferme où il élève quelques chèvres pour leur lait et leur viande (notamment la viande des chevreaux) et une douzaine de poules pondeuses. Il s’agit donc d’un tout petit élevage. En introduction, il nous explique qu’il a démarré ce projet après avoir constaté les dérives de l’élevage industriel, dans le but de chercher de meilleures pratiques, et donc on ne peut qu’être sympathique à sa cause. Il rappelle plusieurs fois, à juste titre à mon avis, que le citoyen moyen est déconnecté de la manière dont sa nourriture est produite.

 

Jean-François Dubé (« V » dans le texte) est « détenteur d’une maîtrise en science politique sur les liens entre les idées des mouvements animaliste et environnementaliste ». Il pratique un véganisme qui, selon ma lecture, semble plutôt pragmatique. Il admet d’emblée que même s’il est devenu végane après avoir écouté des documentaires qui misaient sur l’aspect santé, ses raisons ont évolué et sont maintenant concentrées sur l’éthique et l’environnement. Il connaît visiblement bien le sujet et n’en est probablement pas à son premier débat sur la question.

 

Le « débat »

Je suis obligé de mettre le mot « débat » entre guillemets. Ici sur mon site web et dans mes autres contenus, j’ai souvent expliqué que tout débat n’est pas un bon débat, et que certains débats peuvent même nuire davantage à une réflexion éclairée.

En effet, alors que l’on encourage de plus en plus les débats publics sur divers sujets, on se retrouve trop souvent avec des discussions remplies de faux arguments (sophismes, paralogismes) et d’information fausses déguisées avec des chiffres soigneusement sélectionnés. Le « débat » devient alors une plate-forme potentielle de mésinformation, où le.la gagnant.e est généralement la personne qui s’exprime le mieux et/ou avec le plus de conviction.

Malheureusement, je suis obligé de dire que ce livre offre ce que je qualifierais d’un faux débat, ou du moins, un débat non-éclairant.  J’expliquerai pourquoi dans les paragraphes qui suivent.

 

Les arguments du fermier artisanal (« F »)

Premièrement, je tiens à souligner que je peux comprendre la position de F. Son projet de ferme artisanale se veut une solution qu’il conçoit face à l‘élevage industriel, qu’il dénonce, et aussi aux effets négatifs de la mondialisation de l’agriculture. Et on peut lire entre les lignes que ce projet est extrêmement difficile, voire souffrant. On peut donc imaginer que quand F voit des véganes s’opposer même aux petites fermes comme la sienne et ne pas reconnaître l’importance de ce type d’initiative, il doit, à juste titre, être offensé. Personnellement, mon avis sur la question est que toute amélioration est une bonne chose, et donc, je vois son projet positivement.

Malheureusement, la vaste majorité des arguments avancés par F sont des sophismes, un type de faux arguments qui relèvent d’une logique non-rigoureuse et fallacieuse, souvent utilisés de manière non-intentionnelle mais qui créent de la confusion et trompent l’auditoire. Son discours est presque exclusivement basé sur ces faux arguments, de même que sur une déformation constante des propos de son interlocuteur. Voici quelques exemples de sophismes qu’il utilise :

  • Appel à la tradition : l’humain consomme des produits animaliers depuis la nuit des temps (p.33)
  • Appel à la nature : notre rapport aux animaux est présentement dénaturé, et un retour à la terre est nécessaire (p.34)
  • Homme de paille : il y en a énormément dans son discours, mais par exemple, F dit que c’est une erreur de croire que l’humain et les autres animaux sont complètement identiques, alors que le véganisme ne prétend pas une telle chose (p.35)
  • Solution parfaite : on ne peut pas éliminer 100% des effets négatifs de l’agriculture sur l’environnement (p.48)
  • Appel à l’ignorance : on ne peut pas savoir exactement quel est le niveau de conscience des animaux non-humains (p.49)
  • « Special pleading» : F accuse V de ne pas reconnaître qu’un produit animalier puisse être créé « sans être le fruit de supplices atroces ».
  • Ad hominem : F qualifie les personnes ouvertes au véganisme de « jeunes Occidentaux privilégiés rassemblés au Starbucks du coin » (p. 65)
  • Faux dilemme : F prétend que le consommateur doit choisir entre l’exploitation des animaux, et l’exploitation des travailleurs humains dans l’agriculture (p.97)
  • Appel à l’autorité : F cite le nutritionniste Bernard Lavallée sur le fait que beaucoup de mauvaises informations circulent sur l’alimentation (p.116)
  • Pente glissante : F laisse sous-entendre que la tendance vers l’alimentation végétale causera des dommages de plus en plus grands sur la croissance des humains et sur leur santé (p.120).
  • Anecdotes généralisées à outrance : de la page 121 à 125, il liste des personnes qui ont abandonné le végétarisme ou le véganisme pour des raisons de santé.

 

Je viens de lister seulement les premières fois où il utilise ces sophismes. Mais l’essentiel de son discours est basé sur ce type d’affirmations tout au long de l’échange.

Son discours contient également de nombreuses informations qui sont carrément fausses, et qui relèvent donc de la mésinformation. Par exemple, il affirme que « la science n’a pas encore été capable de nous rassurer sur l’innocuité du régime végétalien » (p.120). Il affirme aussi qu’aucun professionnel de la santé ne recommande le végétalisme (p.170).

Il y aussi quelques moments qui sont difficiles à décrire, où les affirmations de F sont tellement absurdes qu’il est difficile à croire qu’elles se retrouvent dans le livre. Par exemple, à la page 86, il dit que des cochons qui découvriraient des ossements de porc ne réagiraient pas de la même manière que des humains découvrant les ossements d’un pensionnant autochtone, preuve selon lui que les animaux ne sont pas si sensibles. Puis peu après, à la page 86, il affirme que son « expertise paysanne intuitive » est selon lui le meilleur guide de l’éthique animale.

Je suis obligé de noter que F insulte V à de nombreuses reprises, et ce, de manière unilatérale. Non seulement F déforme régulièrement les propos de son interlocuteur, mais en plus, il lui reproche de ne pas être raisonnable, ce qui est assez ahurissant considérant le ton plutôt agressif de ses lettres.

Malgré ce qui précède, F propose tout de même quelques bons arguments. Par exemple, il se questionne sur ce qui est préférable entre un fromage artisanal produit localement versus un faux-fromage industriel importé (p.52). Il note aussi que certaines terres et climats ne sont pas propices à l’agriculture de fruits et légumes, mais permettent toutefois le broutage par des animaux (p.206).

 

Les arguments du militant végane (« V »)

Les arguments de V sont principalement ceux que l’on retrouve dans le véganisme éthique, défendu par des philosophes comme Peter Singer, Michael Huemer, Valérie Giroux et Martin Gibert. Il passe très peu de temps, avec raison à mon avis, sur l’aspect santé, et se concentre surtout sur les aspects éthiques; son argumentaire est particulièrement convaincant à ce niveau. Il s’avère raisonnable et, à plusieurs reprises, concède des points à F, tout en proposant d’autres éléments à considérer. Il reste également très neutre tout au long de l’échange, et ce, même quand F l’insulte et déforme ses propos.

Malheureusement, une grande partie des écrits de V sont obligatoirement consacrés à noter les faux arguments et sophismes utilisés par F. Il doit aussi revenir à de nombreuses reprises sur les déformations de ses propos, corrections que F utilise à son tour pour redéformer les points soulevés. Ce type d’échange est malheureusement fréquent lorsqu’on discute de véganisme : beaucoup d’efforts doivent être déployés pour ramener la discussion vers des arguments rigoureux, mais l’exercice devient futile quand une seule personne travaille en ce sens.

Il est aussi un peu épuisant de lire V devoir répéter sans cesse les mêmes choses devant l’insistance de F. Par exemple, F ramène souvent l’idée que la production de végétaux nuit à l’environnement par différentes façons, que ce soit la monoculture, la perte de biodiversité, la déforestation, l’usage de pesticides, etc. À chaque fois, V note, avec raison, que la majorité des végétaux sont cultivés pour nourrir les animaux d’élevage, et donc, que c’est en réalité un argument POUR le véganisme, mais F ne semble pas retenir ce point et y revient à de multiples occasions à travers ses lettres. L’échange est donc peu productif.

Pour être juste, j’ai tout de même noté certains points où l’argumentaire de V me semblait plus faible, qui portent sur l’aspect santé. Par exemple, il recommande à F le documentaire « Game Changers » (p.185), qui au-delà de son excellent message général (i.e. qu’il n’y a aucun lien entre la consommation de viande et la performance sportive ou la virilité), est largement pseudoscientifique dans le détail. Il affirme aussi que « c’est une réelle tragédie » que les personnes avec des maladies cardiaques continuent à manger de la viande, ce qui est une exagération. Ou encore, que « aucun nutriment essentiel [ne peut être obtenu] dans une diète 100% végétalienne », ce qui n’est pas tout à fait vrai, dans la mesure où il faut inclure les aliments fortifiés en vitamine B12 pour faire cette affirmation. Ces quelques égarements sont toutefois l’exception dans l’argumentaire de V, qui s’avère largement rigoureux et pragmatique.

Enfin, je note que V fait souvent face à un barrage de données et de statistiques avancées par F sur le plan environnemental. F cite à plusieurs reprises des chiffres qui ne supportent pas réellement ses propos, un procédé rhétorique bien connu appelé « Gish Gallop ». V le lui fait remarquer, mais pour le lecteur moyen, il sera probablement difficile d’y voir clair. Malheureusement, toute la section sur les aspects environnementaux (surtout des pages 185 à 225) souffre énormément de cet échange peu utile qui donne des impressions de « combat d’études ».

 

Posftace par Yves-Marie Abraham

La postface est ce qui m’a le plus déçu, pour ne pas dire frustré, du livre.

Yves-Marie Abraham est un professeur de sociologie de l’économie, ce qui d’emblée est un choix étrange pour juger de la qualité de l’échange. D’ailleurs, ce qu’on constate dans son texte, ce qu’il ne maîtrise visiblement pas assez le sujet, ni les fondements de la pensée critique, pour pouvoir poser un regard clair sur l’échange entre F et V. En fait, ce qui se dégage de la postface est qu’on est face à un « dilemme moral impossible » (p.272), ce qui est absurde considérant l’argumentaire catastrophique de F. J’ai été abasourdi de constater qu’il concède même, sans le dire clairement, une certaine victoire à F à la page 273, affirmant que le véganisme n’empêche pas les animaux de souffrir (ce qui est à la fois un sophisme de l’homme de paille et de la solution parfaite).

Écosociété affirme sur son site : « Dans un souci constant de trouver un équilibre entre la dénonciation et la proposition d’alternatives, nous voulons donner aux lecteurs toutes les clefs d’analyse nécessaires tout en évitant un sentiment de découragement ». Or, cette postface est profondément décourageante. Si une maison d’édition spécialisée dans les enjeux environnementaux s’avère incapable de voir la faiblesse et le manque de rigueur de l’argumentaire de F, et croit que l’échange épistolaire de ce livre est un débat constructif et nuancé, alors tout semble perdu.

 

Conclusion

J’étais heureux de voir un livre du genre être publié en français, car celui que je recommande souvent, « Dialogues on Ethical Vegetarianism » de Michael Huemer, n’existe qu’en anglais.

Malheureusement, je ne pourrai pas recommander « La chèvre et le chou : débat entre un artisan fermier et un militant végane ». Car même si on pourrait croire (et on l’affirme souvent d’ailleurs) que les lecteurs sont aptes à se forger leur propre opinion après avoir lu ce genre d’ouvrage, tout ce qu’on sait sur le raisonnement humain nous indique que ce n’est pas le cas. En réalité, les lecteurs sont principalement guidés par le raisonnement motivé, un phénomène psychologique qui fait en sorte qu’on ne cherche pas « la bonne réponse », mais plutôt la réponse qui nous réconfortera dans notre position initiale. Et donc, le seul moyen de réellement permettre au lecteur de se forger une opinion éclairée est de lui offrir un vrai débat avec des arguments rigoureux, où chaque parti concède des points à l’autre, et où l’on ne cite pas incorrectement des données dans le but de tromper l’adversaire.

Bref, tout me porte à croire que ce livre a un fort risque d’induire le public en erreur, et de donner encore plus de faux arguments en guise de munitions pour les personnes fortement opposées au véganisme, surtout quand on considère l’angle de la postface. Et ça me désole de faire ce constat.

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