Débats, « débats » et faux débats (surtout en sciences)

Ultra-résumé des épisodes précédents : en juillet 2021, l’animateur Stéphan Bureau a été blâmé par l’ombudsman de Radio-Canada après avoir fait une entrevue avec Didier Raoult, un chercheur français qui était critiqué de façon quasi-unanime par la communauté scientifique pour diverses affirmations sur la pandémie. Au moment de l’entrevue, on savait déjà depuis des mois que certains propos de Raoult étaient objectivement faux, ça ne faisait aucun doute. Ce n’était donc pas matière à « débat », et certainement pas sur la place publique.
 
Bref, Stéphan Bureau était au micro de Pénélope Mcquade hier pour revenir sur toute l’affaire. Sa défense, en gros : on devrait pouvoir débattre de tout, il faut accepter d’entendre des points de vue divergents des nôtres, etc. À titre d’exemple, il cite des débats d’opinion sur la politique, le militantisme ou sur l’avortement. De façon générale, je suis d’accord.
 
Par contre, il y a une distinction cruciale dans ce cas-ci, qui n’est pas abordée : on ne peut pas « débattre » de science comme on débattrait de n’importe quel sujet.
 
Il faut savoir que les débats sont au cœur du processus scientifique. Il y a des débats constamment ! Mais ça se fait dans un certain contexte :
 
1) les débats ont lieu entre expert.es du sujet;
2) ils se font dans les centres de recherche, dans les journaux scientifiques, dans les congrès, ou dans des forums entre spécialistes;
3) ils n’ont généralement pas lieu sur la place publique.
 
Pourtant, c’est de plus en plus fréquent d’entendre des gens réclamer un « débat public » sur des questions scientifiques. Par exemple : est-ce que tel médicament est efficace et sécuritaire ? Devrait-il être prescrit ? Si oui, à qui ? La réponse de certain.es : « JE RÉCLAME UN DÉBAT PUBLIC !!! »
 
Permettez-moi une analogie, qui n’est pas parfaite (et donc, dont on pourrait débattre), mais allons-y pour l’exercice : personne ne demande un débat public sur les calculs de trajectoire de Farah Alibay et son équipe quand elle pilote un véhicule sur Mars. Pourquoi ? Parce que toute personne censée peut reconnaître qu’elle n’a pas les compétences pour se mêler d’un tel sujet. Mais bizarrement, quand il est question de santé, cette règle de base a tendance à s’effacer.
 
Quelle est la pertinence d’avoir un « débat public » sur des questions hyper pointues de données probantes ? Par exemple, devrait-on débattre publiquement de l’intensité relative de bandes migrées sur un gel de western blot ? Ou encore, est-ce pertinent de faire un débat public pour choisir si les résultats d’une étude seront interprétés par la méthode statistique ITT ou per-protocole ?
 
(note : j’ai intentionnellement choisi ces deux exemples nichés qui sonnent comme du charabia, alors que ce sont des choses de base pour des gens du domaine, mais qui font toute la différence)
 
Attention : il y a plein de choses dont on peut / devrait débattre et qui ont un lien avec la science. Par exemple, si un gouvernement veut approuver un projet qui menace des écosystèmes, on fera intervenir des expert.es pour amener un angle scientifique aux débats public. Mais remarquez bien qu’on ne « débat » pas des spécificités de la science en tant que telle, mais plutôt des décisions qui en découlent.
 
Pour en revenir à l’entrevue.
 
Toujours au micro de Pénélope Mcquade, Stéphan Bureau se défend avec ce qu’on appelle des hommes de paille (i.e. argument fallacieux hors sujet). Il demande, par exemple : « Toi, recadres-tu chacune de tes entrevues ? ». Encore là, il mélange les débats d’opinion VS ceux qui ont lieu au sein de la communauté scientifique.
 
Il dit aussi qu’il n’a aucun regret et que si c’était à refaire, il ne changerait rien à l’entrevue avec Raoult. C’est dommage. Quand on gaffe en matière de communication (ce qui arrive à tout le monde, moi le premier), ça devrait être l’occasion parfaite de se faire une introspection et de s’améliorer. S’entêter à dire qu’on avait raison sur toute la ligne, et prétendre que c’est la faute de quelqu’un d’autre (« L’ombudsman a voulu se faire ma tête… c’était une intention ») ne me semble pas très utile ou constructif.
 
Dans sa décision: l’ombudsman précise qu’il n’était pas contre l’entrevue avec Raoult, mais que cette dernière n’avait pas fait l’objet des « vérifications nécessaires » et n’avait pas été suffisamment « encadrée ». Ce jugement m’apparaît raisonnable et important, surtout à une époque où on reconnaît l’omniprésence et les dangers de la mésinformation.
 
Stéphan Bureau avait sans doute de bonnes intentions. Admettons que je lui accordais qu’interviewer Raoult était pertinent afin d’exposer ses propos pour les réfuter publiquement. OK, mais dans ce type de situation super pointue, potentiellement lourde de conséquences pour la santé publique, j’aimerais suggérer ceci : je crois que l’intervieweur.euse devrait avoir une connaissance approfondie du sujet, pour être capable de reconnaître quand l’invité dérape ou dit des faussetés. Reconnaître les discours non-scientifiques, ou pseudoscientifiques, est une compétence spécifique.
 
Un dernier point.
 
De manière plus générale, je dois aussi avouer que je suis vraiment tanné d’entendre des gens se dire bons en « débat », alors que leur méthode est d’avoir recours à des sophismes et autres arguments fallacieux, de parler plus fort que l’autre, ou de faire dans le populisme.
 
Oui, on a besoin de débats de société, peut-être plus que jamais. Mais on devrait réfléchir profondément à la notion de ce qu’est vraiment un débat. Car je suis persuadé que certains débats, et surtout les faux débats, ont plus de chances de nuire à la société que de l’aider.
 
 
P.S. Voir aussi la discussion sur Facebook pour mes réponses à certains commentaires.
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